Le récit de la semaine : Joseph, 69 ans, partage son histoire pour nous donner accès à une réalité culturelle et sociétale.

Extrait

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Cette semaine, découvrez Joseph, 69 ans, et son vécu interculturel.

 » Ma mère avait 14 ans et mon père 26.

Il n’y avait plus de femme à la maison et il fallait rapidement trouver quelqu’un qui pourrait s’occuper des enfants et de la maison.

Ils ont rapidement donné naissance à une petite fille, Sabria. Cela signifie « patience » en arabe. Elle était belle avec des cheveux blonds et des yeux verts.

Elle dormait dans un berceau en bois. C’était la petite poupée de tout le monde.

Mais quelques mois après sa naissance, Sabria s’est étiente…

Au Liban, face à la mort, on considère que si l’un s’en va, un autre arrive.

Alors ma mère a fait confiance à la vie.

Après trois fausses couches, son premier fils est né, mon grand frère Jean. Puis je suis arrivé. Puis il y a eu Philippe.

Elle voulait à tout prix une petite fille. Pour l’aider lorsqu’elle serait vieille, et pour s’assurer plus de douceur…

Pourtant nous l’aimions, nous, ses garçons. Nous faisions tout pour que le sol en terre de la maison soit le plus lisse possible et qu’il ressemble à du vrai carrelage.

Elle a eu un quatrième enfant : Elie.

Dans notre culture, et encore plus pour mon père, avoir une grande famille signifie être fort et respecté. Plus nous sommes nombreux plus nous sommes forts.

Nous étions devenus les plus forts du village. « 

Notre construction dépend de ce que l’on veut garder ou non de nos parents.

 » Ma mère, c’était l’amour incarné. Elle en distribuait à tout le monde. À ceux qui étaient dans le besoin, à ceux qui pleuraient, à ceux qui avaient des problèmes…

Elle faisait monter les jardiniers tous les jours pour leur offrir à boire. Elle parlait avec les policiers lorsqu’ils passaient.

Elle adorait les gens.

Elle disait toujours : « l’amour est plus fort, le mal ne gagnera jamais », ou encore « quand il y a de l’amour, la route est toujours claire ».

Je pense qu’elle n’a jamais su ce qu’était la haine.

Je continue de parler de ma mère tous les jours.

C’est elle qui m’a donné tout l’amour que j’ai reçu.

Mon père, lui, c’était un travailleur.

Il ne prenait jamais aucun risque. Il faisait en sorte que nous ayons toujours quelque chose à manger, assurait notre sécurité matérielle, et ça suffisait.

Pour lui, investir et miser sur l’avenir, c’était flamber.

Il me répétait sans cesse : « Je suis épuisé, je n’arrive ni à dormir ni à penser à cause de mon travail. Ne fais pas comme moi. Va à l’école pour pouvoir trouver un métier tranquille. Fais comme tes frères. »

Mais je lui répondais d’un air fier et espiègle : « Je ne suis pas comme les autres, moi. »

J’ai commencé à apprendre le métier à ses côtés à l’âge de 12 ans. Et j’ai appris vite, très vite.

Jusqu’à le dépasser. »

A la croisée des chemins, quand la grande Histoire impacte la petite histoire.

 » A 14 ans, j’ai annoncé à mes parents que je voulais voler de mes propres ailes.

J’ai créé ma propre affaire.

Quand mon père fabriquait 2 à 3 bétonnières par mois, moi j’en sortais 10 !

Je ne pensais qu’à gagner de l’argent et à monter une entreprise prospère. Mon âge ne changerait rien à cela.

Je savais ce que je voulais et j’étais déterminé.

Tout le monde me disait « inchAllah ». Je leur répondais que Dieu avait déjà assez de problèmes à régler avec les 7 millions d’autres êtres humains dans le monde et tout autant d’animaux et de végétaux !

La chance je n’y croyais pas. Je comptais uniquement sur moi !

J’ai quitté la maison à 17 ans pour pouvoir m’émanciper définitivement de mon père.

A l’annonce de mon départ, sa réaction a été claire :

– Si tu passes cette porte, tu ne reviendras plus jamais là.

A sa manière, il me donnait la liberté de partir. A moi désormais de faire ce qu’il fallait pour ne pas le regretter.

Le Liban est un petit pays, alors je suis allé chercher l’argent ailleurs. En Lybie, en Arabie, au Koweït, en Irak…

J’ai suivi les grands commerçants, j’ai offert à boire et à manger pour me constituer mon réseau, j’ai demandé des conseils.

Jusqu’à ce que la guerre du Liban éclate. »

Entre rêves et réalités, on se construit au gré des obstacles que nous rencontrons.

 » J’avais toujours un pistolet avec moi, ce qui me permettait d’être respecté.

J’étais perçu comme quelqu’un de dangereux, et donc de sérieux.

Je connaissais beaucoup de monde et tout le monde me connaissait.

Je devenais trop visibile, je bougeais trop, et ça commençait à déranger.

Mes parents s’inquiétaient. Mon père m’a dit :

-« Nous sommes issus d’un peuple nomade. Nous n’avons fait que partir au gré des batailles et de guerres. Tu as eu beaucoup de chance jusqu’à maintenant, mais il faut que tu partes maintenant. A plusieurs on fait du bruit, mais tout seul, tu ne fais rien du tout. »

Pour une fois, j’ai écouté mon père.

Il m’a envoyé chez une de nos cousines qui habitait en Jordanie. Elle pourrait me trouver un visa pour que je puisse ensuite partir en Amérique.

C’était mon rêve, et celui de tous les jeunes à l’époque : partir en Amérique ! On racontait qu’il suffisait de se baisser pour pouvoir rammasser des billets tellement il y a avait d’argent là-bas !

Je me suis rendu jusqu’à Amman en mini-bus.

Les contrôles se faisaient sur présentation de la carte d’identité. Alors pour éviter tout problème, j’ai mangé la mienne.

Après plusieurs jours de voyage, j’arrive enfin chez ma cousine, que je voyais pour la première fois.

J’avais 22 ans. »

Nouveau destin, nouveau pays, nouvelles rencontres, nouvelle culture et nouvelle vie.

 » Aucun visa américain n’était accordé aux Libanais.

Je décide alors de me rendre en Irak, auprès d’une autre cousine, pour tenter à nouveau ma chance auprès de l’ambassade.

Le résultat est le même : pas de visas américains !

J’ai essayé ensuite par la Turquie, la Yougoslavie, l’Italie… et j’ai fini par arriver à Marseille.

J’y ai été accueilli par le fils d’un ami de mon père. Lorsque je le rencontre à la gare, mes premiers mots sortent comme un automatisme : « Emmène-moi à l’ambassade américaine ! « .

Il me conseille plutôt de remonter jusqu’à Lyon, où l’industrie est florissante.

Je réussis à obtenir une carte de séjour pour une durée de 3 mois.

Mais à l’issue de cette période, un visa de travail devient obligatoire. Refusé !

Je tente l’asile politique. Refusé !

Je suis contraint de retourner au Liban. Je me rappelle les paroles de mon père, deux ans auparavant : pars faire un tour.

Le tour était fini.

J’y suis resté deux ans, ai remonté une affaire, jusqu’à ce que j’obtienne un nouveau visa pour la France.

C’est décidé : « Je crèverais en France et je ne reviendrais jamais au Liban ».

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